Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.
Hippolyte, Acte I, scène 1.
PROBLEMATIQUE(S).
Trois approches distinctes du tragique se croisent au fil de sa longue histoire :
1. Le tragique engage une réflexion sur la condition humaine : l’homme prend conscience de sa misère et de ses faiblesses. Aussi l’histoire du héros tragique raconte-t-elle, bien souvent, l’histoire de l’humanité.
2. L’homme tragique cherche à remettre en cause une situation de crise qui prend appui sur la manifestation d’une force qui l’écrase inéluctablement : ainsi, le tragique se rattache dès l’origine à l’exercice de la volonté de l’homme. Le tragique engage, en effet, la liberté d’un individu qui croit pouvoir combattre la fatalité. Fatalité et liberté, tels sont les deux pôles entre lesquels jaillit l’action qui pourra, tour à tour, mettre l’accent sur la grandeur de l’homme qui défie les lois ou sur sa misère, lorsqu’il est contraint de se résigner, face aux malheurs qui le malmènent. Schopenhauer développe une nouvelle approche du tragique, en précisant qu’il ne consiste pas seulement pour le héros à expier ses fautes, mais réside aussi dans la destruction de toute volonté de vivre, car le personnage douloureusement lucide, « (clair)voyant » a « vu » l’innommable (Le Monde comme volonté et comme représentation, 1818, Paris, PUF, 1935, trad. A. Burdeau, p. 348). Par conséquent, tout héros tragique a une dimension prométhéenne, en ce qu’il se refuse à seulement subir et choisit l’action, en ce qu’il fait vivre sa liberté, voulant voir ce qu’on lui interdit de voir, en ce qu’il s’abandonne à son « hybris » : en se posant en rival des dieux, en s’affranchissant des lois, en désirant plus que sa part, le héros tragique est, par définition, l’homme de la démesure.
3. L’origine étymologique du terme « fatalité » (« fatum », étymologiquement « ce qui est dit ») nous apprend que l’action tragique est nécessairement dépendante d’une parole qui la conduit : le tragique est indissociable d’un mode d’expression spécifique qui a évolué au fil du temps.
1. Aux sources du tragique, une cérémonie antique : Le culte de Dionysos.
Etymologiquement, en grec, le mot signifie « chant du bouc » (Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française). L’hypothèse la plus répandue rapproche ce « bouc » des satyres, divinités rustiques, aux pieds de bouc, associées au culte de Dionysos, ou bien de la victime expiatoire offerte en sacrifice à ce même dieu lors de la cérémonie d’ouverture des représentations tragiques. De telles cérémonies instauraient le désordre et la licence dans la cité. Ainsi, l’expression tragique est d’emblée liée à l’idée d’une souffrance inéluctable et au « chant » qui l’accompagne. Cette cérémonie visait, en quelque sorte, à sublimer la mort de façon paradoxale. Un processus semblable est à l’œuvre dans les spectacles tragiques qui vont naître : le héros tragique est humain en ce qu’il doit subir une mort injuste, mais il relève du divin également en ce qu’il ressuscite, comme Dionysos, grâce à la cérémonie sacrée qui l’honore et… grâce à l’art théâtral.
2. Le registre tragique de l’antiquité…
« En représentant la pitié et la terreur, [la tragédie] réalise une épuration [katharsis] de ce genre d'émotions [toioutôn pathèmatôn]. » La phrase unique qu'Aristote consacre au concept de catharsis dans sa Poétique (344 avant Jésus-Christ) reste un mystère : le terme appartenant au vocabulaire médical (« purgation ») y est utilisé de façon métaphorique, « sans que soit précisé le comparé » (M. Magnien, Introduction à sa traduction de La Poétique, Livre de poche, 1990, p. 41). Dès lors deux « écoles » vont-elles s’affronter :
La première affirme qu’en dévoilant les conséquences funestes de certaines passions, la tragédie « purgerait » l’âme du spectateur de « toutes les passions du même genre ». Les classiques ont traditionnellement pris appui sur la catharsis pour proclamer la moralité du théâtre. Cette thérapeutique permettrait au public de vivre par délégation les passions qui accablent les personnages et d’ainsi le libérer de leur emprise.
« Une autre tradition, également bien représentée, valorise la dimension métaphorique de la notion en interprétant la catharsis comme une sorte de traitement médical : la mimèsis tragique nous ferait éprouver des passions épurées, le plaisir résultant alors du soulagement quasi physique ressenti au terme de ce traitement " homéopathique "» (M. Escola, Le Tragique, Flammarion, GF-Corpus, 2002.)
Par la pitié, le spectateur participe à la souffrance du héros ; par la crainte, il s’imagine être la proie des souffrances effroyables représentées sur scène. Les deux émotions résultent du même processus : celui de l’identification. Du fait tragique proviennent les principales qualités du héros : sa « médiocrité » et sa grandeur légendaire. Aristote déclare le héros ni ouvertement vertueux ni clairement monstrueux, de manière à favoriser le principe d’indentification. Le héros est, toutefois, toujours de haute condition. La raison en est simple : la chute d’un « grand » est plus prodigieuse que le malheur qui frappe les êtres ordinaires. La tragédie grecque prend enfin ses personnages dans le cercle restreint de quelques familles.
Toute action tragique traduit la présence d’une transcendance : la « Moïra » et le « Daimon » des Grecs, le « Fatum » des Latins, la Providence des Chrétiens donnent corps à une transcendance à laquelle la volonté du héros tragique se heurte. Depuis la Renaissance, le tragique évoque la rencontre entre l’homme et le divin.
Cependant, les dramaturges classiques vont rencontrer un nouvel obstacle : si la fatalité est ce qu’elle est lorsqu’il devient impossible de justifier de façon rationnelle un acte, elle compromet dangereusement la règle de vraisemblance (Cf. Boileau, L’Art poétique, « Chant III », 1674). Or, rationaliser le tragique équivaut à le faire disparaître. Le tragique va alors se transformer et renaître dans la subjectivité d’une conscience : « Tragique voulu, cherché, construit, résultant d’un retour du personnage sur lui-même, tragique subtil puisque la fatalité, parce qu’elle est inexplicable par définition, est exclue de la structure cohérente qu’est le théâtre racinien, mais tragique réel, imposé non par quelque puissance issue du monde tel qu’il est ou d’une entité surnaturelle, mais de la défaillance même de celui qui souffre » (Jacques Schérer, Racine et/ou la cérémonie tragique, Paris, PUF, 1982)
La volonté lutte non seulement avec un Dieu païen ou un Dieu chrétien (la fatalité est extérieure), mais encore avec elle-même (la fatalité humaine, intérieure, celle des passions devient responsable d’un déferlement de violences qui entraînent le héros dans l’abîme).
Les auteurs classiques introduisent une distance miséricordieuse, qui ne tient pas seulement à la règle de la bienséance qu’ils normalisent : le chant tragique jette également un voile sur les vérités universelles que l’homme ordinaire refuse de considérer et conduit le spectateur à appréhender certaines vérités inhérentes à la condition humaine dont il refuse obstinément d’avoir conscience. Il est à noter que le théâtre des années 50 sera encore plus intransigeant avec son public, et l’obligera plus fermement à ouvrir les yeux, comme Œdipe… Le tragique repose, par conséquent, essentiellement sur cette parole fatale, dévoilant la vérité.
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